Ah, l’univers des comics ! Un monde foisonnant de héros aux pouvoirs extraordinaires, de récits épiques et… pendant longtemps, d’une représentation féminine plutôt limitée. L’histoire des bandes dessinées a été témoin d’une transformation fascinante des personnages féminins. Elles sont passées de rôles secondaires, souvent stéréotypés, à des figures centrales, complexes et puissantes. Cette évolution, loin d’être linéaire, reflète les soubresauts de notre société et mérite qu’on s’y attarde. Suivez-moi dans cette exploration chronologique et thématique de l’ascension des super-héroïnes, un voyage qui nous mènera des premières pionnières oubliées aux icônes incontournables d’aujourd’hui.

Premières lueurs héroïques et l’avènement d’une icône

Contrairement à une idée reçue, les femmes en costumes n’ont pas attendu les années 60 pour faire leur apparition. Bien avant que les projecteurs ne se braquent sur les grandes figures de Marvel ou DC, des héroïnes foulaient déjà les pages des comics. On pense à Sheena, reine de la jungle (1938), Fantomah (1940), ou encore à la justicière sans super-pouvoirs ‘Woman in Red’ dès 1940. Miss Fury, créée par l’artiste June Mills (qui signait Tarpé Mills pour masquer son genre), a également marqué les esprits en 1941, devenant l’une des premières héroïnes créées par une femme. Ces premières tentatives, bien que parfois méconnues, témoignent d’une volonté précoce d’intégrer des figures féminines fortes.

Mais c’est véritablement l’arrivée de Wonder Woman, en décembre 1941 chez All-Star Comics (l’ancêtre de DC Comics), qui va changer la donne. Née de l’imagination du psychologue William Moulton Marston, avec l’influence de sa femme Elizabeth Holloway Marston et de leur partenaire Olive Byrne, elle est conçue comme une icône féministe, une ambassadrice de la paix et de la vérité, privilégiant l’amour et la raison à la violence brute. Princesse amazone dotée d’une force herculéenne, de bracelets pare-balles et de son fameux lasso de vérité, Wonder Woman incarnait, en pleine Seconde Guerre mondiale, un idéal de femme forte et indépendante, à une époque où les femmes américaines prenaient justement une place nouvelle et essentielle dans la société.

Son succès fut immédiat, prouvant qu’une héroïne pouvait captiver le public au même titre que ses homologues masculins. Aux côtés de Wonder Woman, d’autres figures comme Black Canary chez DC (1947), experte en arts martiaux au cri supersonique, ont contribué à diversifier les archétypes féminins, montrant que la force pouvait résider autant dans les pouvoirs que dans les compétences acquises. Ces pionnières ont jeté les bases, même si le chemin vers une véritable reconnaissance était encore long et semé d’embûches, notamment avec les changements sociaux d’après-guerre et la mise en place de codes de censure.

L’ombre des stéréotypes et le poids du regard masculin

Le carcan du Comics Code

Malheureusement, l’élan initial fut freiné par plusieurs facteurs. La fin de la guerre et le retour encouragé des femmes à des rôles sociaux plus traditionnels se sont répercutés dans les comics. Pire encore, l’instauration du Comics Code Authority au milieu des années 50, un code d’autocensure strict adopté par l’industrie, a considérablement nui à la représentation féminine. Cette réaction faisait suite à une panique morale autour de la supposée influence néfaste des bandes dessinées, largement alimentée par des ouvrages controversés comme “Seduction of the Innocent” du Dr. Fredric Wertham, qui accusait les comics de corrompre la jeunesse.

Ce code, visant officiellement à promouvoir les “valeurs du foyer” et la “sainteté du mariage”, a encouragé une vision stéréotypée et limitée des femmes. DC Comics alla même jusqu’à établir une politique éditoriale décourageant l’inclusion de femmes sauf en tant que personnages secondaires sans “exagération des caractéristiques physiques féminines”. C’est ainsi que de nombreuses héroïnes créées ou développées durant cette période, comme la première Batwoman (Kathy Kane) ou Batgirl (Barbara Gordon) chez DC, furent initialement introduites comme intérêts amoureux pour Batman afin de contrer les rumeurs d’homosexualité le concernant. Chez Marvel (alors Atlas Comics, puis Marvel en 1961), Invisible Girl (Sue Storm) des Quatre Fantastiques et Wasp (Janet Van Dyne) des Avengers, bien que membres fondatrices, furent souvent cantonnées à des rôles de soutien ou de “demoiselle en détresse”.

Quand les héroïnes deviennent des accessoires

Une étude portant sur des milliers de comics a d’ailleurs confirmé cette tendance historique à la stéréotypisation, à l’hypersexualisation et même à la brutalisation des personnages féminins. L’exemple tristement célèbre d’Alexandra DeWitt, petite amie de Green Lantern (Kyle Rayner), assassinée et découverte dans un réfrigérateur simplement pour servir de catalyseur à l’arc narratif du héros masculin, a même donné son nom au trope “Women in Refrigerators” (“Les femmes dans les réfrigérateurs”). Ce terme désigne spécifiquement cette tendance scénaristique consistant à blesser, tuer ou déposséder de leurs pouvoirs des personnages féminins pour faire avancer l’histoire d’un personnage masculin. Ce phénomène souligne comment les personnages féminins étaient parfois réduits à de simples accessoires scénaristiques. Le fameux “male gaze” (un regard qui tend à objectiver et sexualiser le corps féminin du point de vue présumé d’un spectateur masculin hétérosexuel) imprégnait alors lourdement la conception et la mise en scène de ces héroïnes, tant dans leur apparence que dans leurs actions.

L’émergence de la complexité et de la diversité

Le tournant des années 70 et l’influence féministe

Heureusement, les mouvements sociaux finissent toujours par influencer la culture populaire. Le Mouvement de Libération des Femmes des années 1970 a insufflé un vent nouveau dans les pages des comics. Les créateurs, conscients ou non de ces changements, ont commencé à proposer des personnages féminins plus complexes, plus autonomes et plus diversifiés. Chez Marvel, cette période voit l’émergence de figures marquantes. Jean Grey, initialement la “gentille” Marvel Girl des X-Men, connaît une transformation spectaculaire en devenant le Phénix, une entité cosmique d’une puissance phénoménale, démontrant une profondeur et une ambiguïté nouvelles, explorant des thèmes de pouvoir et de corruption.

C’est aussi l’arrivée de Storm (Ororo Munroe) en 1975, mutante africaine capable de contrôler la météo et future leader des X-Men, qui brise les barrières raciales et de genre, devenant l’une des premières femmes noires majeures dans les comics mainstream. N’oublions pas Ms. Marvel (Carol Danvers) en 1977, créée en pleine vague féministe, bien que ses premières aventures furent parfois controversées et reçurent un accueil mitigé. Cette volonté de complexification touche aussi les personnages existants. Wonder Woman, qui avait perdu de sa superbe dans les décennies précédentes (devenant même gérante de boutique et perdant ses pouvoirs !), retrouve sa force et son statut d’icône, notamment grâce à l’intervention de féministes comme Gloria Steinem qui a milité pour son retour en couverture du premier numéro du magazine Ms. en 1972.

Diversification des profils et nouvelles icônes

De nouvelles héroïnes comme She-Hulk (Jennifer Walters), cousine de Hulk, apparaissent, offrant des variations intéressantes : elle conserve son intelligence et sa personnalité sous sa forme surpuissante, explorant des thématiques de justice et d’identité à travers son métier d’avocate. On assiste également à une diversification des origines et des profils. Marvel introduit The Cat (1972), sa première série menée par une super-héroïne, et The Liberators, la première équipe entièrement féminine des Avengers (1970). Plus tard, des personnages comme Monica Rambeau (qui deviendra Captain Marvel avant Carol Danvers), ou encore des figures comme Kitty Pryde et Rogue chez les X-Men, viendront enrichir le paysage.

Cette tendance s’accélère au 21e siècle avec l’arrivée de personnages emblématiques de la diversité. La jeune Ms. Marvel (Kamala Khan), une adolescente américaine d’origine pakistanaise et de confession musulmane, créée en 2014, devient rapidement populaire et incarne une nouvelle génération d’héroïnes ancrées dans le monde contemporain. Jessica Jones offre quant à elle une vision plus sombre et adulte de l’héroïsme féminin, abordant des thèmes de traumatisme et de résilience. Riri Williams (Ironheart), jeune génie qui succède à Iron Man, montre que les femmes peuvent reprendre les flambeau les plus iconiques. Cette effervescence créative montre une prise de conscience : les lectrices et lecteurs attendent des personnages auxquels s’identifier, des femmes fortes, faillibles, bref, humaines, malgré leurs pouvoirs.

La conquête progressive des écrans et l’affirmation contemporaine

Des débuts difficiles au cinéma

Si les comics ont progressivement fait une place de choix aux super-héroïnes, leur passage sur grand écran fut plus laborieux. Après les pionnières télévisuelles comme la Wonder Woman de Lynda Carter dans les années 70 ou la Batgirl d’Yvonne Craig dans les années 60, et le film Supergirl de 1984 (un échec commercial), les premières tentatives cinématographiques majeures au début des années 2000 se sont soldées par des échecs critiques et commerciaux retentissants. Des films comme Catwoman (2004) ou Elektra (2005) ont malheureusement renforcé l’idée reçue à Hollywood qu’un film de super-héroïne n’était pas viable. Plutôt que de questionner la qualité intrinsèque de ces films, leur sexualisation souvent excessive ou leur manque de respect pour le matériau d’origine, l’industrie a préféré conclure à un désintérêt du public pour les héroïnes.

Pendant des années, même avec l’avènement du Marvel Cinematic Universe (MCU) en 2008, les personnages féminins comme Black Widow ou Scarlet Witch restaient intégrés à des équipes masculines, jouant des rôles importants mais sans avoir droit à leurs propres aventures en solo. Black Widow, présente depuis Iron Man 2 (2010), a dû attendre plus d’une décennie pour avoir son propre film. Cette sous-représentation flagrante contrastait avec la richesse des personnages féminins disponibles dans les comics.

Le tournant Wonder Woman et l’affirmation actuelle

Il aura fallu attendre 2017 et le triomphe phénoménal de Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, pour que les lignes bougent enfin. Ce succès critique et commercial mondial (plus de 800 millions de dollars de recettes) a prouvé qu’il y avait un public massif et une réelle demande pour des histoires de super-héroïnes bien écrites, respectueuses et inspirantes. Dans la foulée, Marvel a lancé Captain Marvel (2019), premier film solo d’une héroïne dans le MCU établi, qui fut un autre succès planétaire, confirmant cette tendance.

Depuis, les projets se multiplient : Black Widow a enfin eu son film solo en 2021, des séries dédiées à Wanda Maximoff (WandaVision), Ms. Marvel, She-Hulk, Echo, ou encore Agatha Harkness ont vu le jour sur les plateformes de streaming. Des personnages comme Mystique, Gamora, Shuri, Okoye, Nakia, ou même des anti-héroïnes comme Harley Quinn, démontrent la richesse et la diversité incroyables des femmes portées à l’écran. L’arrivée prochaine de Riri Williams (Ironheart) dans sa propre série ou l’exploration de l’univers des Amazones de Themyscira dans des projets dérivés montrent que l’avenir est résolument plus féminin. Des initiatives éditoriales, comme la collection de Panini Comics dédiée aux héroïnes Marvel pour la Journée internationale des droits de la femme, soulignent cette mise en avant méritée.

L’évolution est palpable, même si des nuances persistent quant à la réelle émancipation de ces figures à l’écran. Comme le souligne une étude sur la violence des super-héroïnes au cinéma, leur action reste parfois encore liée au ‘care’ (le souci des autres) ou soumise à une autorité masculine. Néanmoins, la progression est indéniable. Cette évolution est également visible dans des événements culturels majeurs. Par exemple, l’exposition ‘Marvel : Super-héros & Cie’ à Angoulême, en présentant des planches originales de différentes époques, permettait de visualiser concrètement le chemin parcouru par des icônes comme Captain Marvel ou Spider-Woman. Les comics, comme le souligne l’évolution générale du médium vers plus de diversité, deviennent enfin un miroir plus fidèle et inclusif de notre société.

Au-delà des cases Des reflets et influences d’une révolution en marche

Le parcours des super-héroïnes, de simples silhouettes en arrière-plan à des protagonistes flamboyantes, est bien plus qu’une simple évolution narrative. C’est le reflet des luttes, des aspirations et des changements profonds de notre société concernant la place des femmes. Comme le souligne très justement Mélanie Boissonneau, docteure en études cinématographiques citée dans le documentaire ‘Le Règne des super-héroïnes’, la présence de ces modèles féminins forts est cruciale. Elles offrent aux jeunes filles (et aux garçons !) des figures d’identification puissantes, capables d’accomplir des exploits et de sauver le monde, élargissant ainsi le champ des possibles dans leur imaginaire. L’importance de voir des femmes qui ne sont pas seulement des victimes ou des intérêts amoureux, mais des actrices de leur propre destin, est fondamentale.

Aujourd’hui, voir une Captain Marvel mener la charge dans Avengers Endgame, une Shuri prendre la tête du Wakanda, ou une Kamala Khan jongler entre sa vie d’adolescente et ses responsabilités héroïques n’est plus une exception, mais une tendance de fond qui, espérons-le, va continuer à s’amplifier. Bien sûr, tout n’est pas parfait. Des débats subsistent sur la manière de représenter ces héroïnes, sur la persistance de certains stéréotypes ou sur la nécessité d’une plus grande diversité non seulement devant, mais aussi derrière la caméra et au scénario pour assurer une représentation authentique. Mais le chemin parcouru est immense. Les super-héroïnes ne sont plus seulement des versions féminines de héros masculins ; elles sont devenues des icônes à part entière, avec leurs propres histoires, leurs propres combats et leur propre impact culturel. Elles nous rappellent que le courage, la force et la détermination n’ont pas de genre, et ça, c’est une leçon puissante, bien au-delà des pages colorées des comics.